Les versets sataniques (2)


Divergences des récits




Muhammad Mohar Alî illustre dans son ouvrage les divergences plus ou moins grandes de l'histoire ce qui fragilise une nouvelle fois son authenticité:



Concernant le texte du récit, chaque version diffère de l'autre sur des aspects essentiels et importants. Laissant de coté les différences en matière de détail, il y a de graves divergences et désaccords aux quatre égards les plus essentiels, à savoir (a) l'occasion de l'incident (b) la nature du prétendu acte du Prophète (c) les paroles des versets sataniques présumés et (d) leurs effets ou conséquences.


Ainsi en ce qui concerne l'occasion de l'incident, certaines versions du récit disent que le Prophète priait le long de la Kaaba avec un certain nombre de ses compagnons et en la présence de beaucoup de mécréants et de leurs leaders et la Sourate An-Najm fut révélée au cours de la prière. D'autres versions disent qu'il parlait aux mécréants rassemblés dans l'enceinte de la Kaaba quand la Sourate fut révélée ; tandis que certaines autres versions disent que la Sourate avait deja été révélée et que les leaders mécréants ayant entendu qu'elle comportait la mention de leurs déesses, devinrent curieux à ce propos et vinrent au Prophète pour l'écouter. Il la récita alors devant eux et c'est au cours de sa récitation que furent "insufflés" les versets "versets sataniques". D'autres versions encore disent que les mécréants voyant que le Prophète était toujours entouré par des pauvres et des convertis d'une importance moindre, lui dirent que si il faisait quelques concessions concernant leurs déesses, les leaders de la communauté s'asssiraient en sa compagnie et ainsi les visiteurs venant de l'extérieur qui avaient l'habitude de venir s'informer sur sa mission seraient impressionnés et le prendrait au sérieux. Par conséquent, le Prophète récita la Sourate aux leaders mécréants et prononça les "versets sataniques" après le 19ème verset.


Concernant la nature de la récitation des prétendus "versets sataniques", certaines versions de l'histoire disent que Satan insuffla ces prétendus versets au cours de la révélations et le Prophète leur dit qu'ils avaient été apportés par Jibrîl. D'autres versions disent que le Prophète les récita en conséquence de son souhait de recevoir une révélation de ce type qui adoucirait l'attitude des leaders mécréants à son égard ; tandis que d'autres versions voudraient nous faire croire qu'il les a récité par erreur. D'autres versions encore disent qu'il les récita intentionnellement mais avec un point d'interrogation, signifiant son désaveu. Encore, il y a certaines versions qui disent simplement que le Prophète les prononça sans donner aucune raison ou mentionner l'influence de Satan. Plus significatif, certaines autres disent que ce n'était pas le Prophète mais Satan lui-même qui imitant sa voix, prononça ses versets et l'audience crut à tort qu'il avaient été récités par le Prophète. Encore d'autres versions disent que ce n'est ni le Prophète, ni Satan mais quelqu'un d'autre parmi les mécréants qui prononça les prétendus versets quand le Prophète avait tout juste achevé la récitation du verset 19 de la Sourate.


Plus important, les paroles des prétendus versets interpolés diffèrent d'une version à une autre. Comme Maudûdî l'a signalé une analyse des diverses versions dénombre l'existence de 15 textes différents avec des différences notables dans les termes.


Finalement en ce qui concerne l'effet immédiat ou la réaction devant l'énonciation de ses prétendus versets la plupart des versions disent que les mécréants furent satisfaits et se prosternèrent d'eux-mêmes avec le Prophète à la fin (de la récitation) de cette Sourate. Mais certains mentionnent que Al-Walîd Ibn Al-Mughîrah ou Abû Uhaybah ne se sont pas prosternés mais se sont contentés de soulever une poignée de poussière et de se la frotter sur leurs fronts. D'autres versions cependant ne font nullement référence à cet acte de la part de ces notables. Concernant la réaction des musulmans certaines versions disent qu'ils se sont tous prosternés avec le Prophète, eux qui étaient habitués à le suivre. D'autres récits encore plus significatifs, disent que quand les mécréants entendirent, les croyants, eux, ne l'entendirent pas. Encore, toutes les versions à l'unanimité montrent qu'aucune objection et aucun malaise ne fut observé par aucun des croyants lors de la prétendue énonciation de ces versets (..) un tel récit donnant lieu à des versets conciliants, plus tard annulés aurait du être rapportés par quelques un des nombreux compagnons du Prophète. Et jugeant à partir des rapports des événements successifs de l'Isrâ et Mi'raj qui avaient occasionnés de sérieux doutes chez certains croyants, il est improbable qu'un tel incident tel que l'interpolation puis l'annulation consécutive des prétendus "versets sataniques"  ait pu avoir lieu sans qu'aucune forme de protestation ou de malaise n'ait été exprimé par aucun musulman. (Muhammad Mohar Alî, The  Biography of the Prophet and the Orientalists, p.696)



On finit par se demander quel est la teneur exacte de ces fameux "versets sataniques" ?


Est-ce "Tilka al gharaniq al `ula; wa inna shafa`atahu-nna laturtaja ? " Dans d'autres versions, ils sont rapportés comme ce qui suit "al gharaniqah al `ula: inna shafa'atahum turtaja." Selon d'autres rapports, il s'agissait de "Inna shafa`atahunna turtaja" sans la mention de "al gharaniq" ou "al gharaniqah". Selon une quatrième version, ils étaient censés se composer de ces paroles: "Innaha lahiya al gharaniq al ula." Dans une cinquième version, "Wa innahunna lahunna al gharaniq al ula wa inna shafa'atahunna lahiya allati, turtaja." Ect…

 




Invalidité de cette histoire du  point de vue de l'Isnad

 





Il est important de s'interroger sur la façon dont cette histoire nous est parvenue. La base de l'évaluation de n'importe quel Hadîth (histoire ou récit) en Islam, de n'importe quel texte concerné en particulier par la religion, est basée sur l'étude du matn (c.-à-d., texte) et de son Isnad (c.-à-d., chaîne de transmission).


Un Hadîth se compose de deux parts : le matn (texte) et l'isnad (chaîne des rapporteurs). Un texte peut sembler être logique et raisonnable mais il a besoin d'un Isnad authentique avec des narrateurs dignes de confiance pour être acceptable ; Abdullah b. al-Mubârak (d. 181 AH), un des illustres professeurs de l'Imâm Al-Bukhârî, par exemple disait : "L'Isnad fait partie de la religion : sans l'Isnad, celui qui l'aurait souhaité, aurait dit ce qu'il aurait souhaité".  [1]

 

Bernard Lewis écrit également concernant la littérature du Hadîth.

 

Très tôt, les savants musulmans ont compris le danger du témoignage faux et par conséquent de la doctrine fausse, et ont développé une science raffinée pour la critique de la tradition. « La science traditionnelle », comme elle était appelée, a différée à bien des égards de la critique historique moderne des sources, et l'érudition moderne a toujours été en désaccord avec des évaluations des scientifiques traditionnels au sujet de l'authenticité et de l'exactitude des récits antiques. Mais leur examen minutieux et soigneux des chaînes de la transmission et leur collection méticuleuse et conservation des variantes dans les récits transmis donnent à l'historiographie arabe médiévale un professionnalisme et une sophistication sans précédent dans l'antiquité et sans parallèle dans l'Occident médiéval contemporain. [2]

 


Egalement Montgomery Watt note :

 


… il aurait été facile d'inventer des énonciations de Muhammad. Puisque le fond culturel des Arabes avait été oral, la preuve (de l'authenticité) de ce qui était parvenue, était la chaîne des noms de ceux qui avaient rapporté l'anecdote contenant l'énonciation…. L'étude des traditions est rapidement devenue une branche distincte des études du mouvement religieux général. On a bientôt réalisé que les traditions fausses étaient en circulation avec les énonciations que Muhammad ne pourrait pas probablement avoir prononcées. Les chaînes des narrateurs ont donc été soigneusement contrôlées pour s'assurer que les personnes nommées pouvaient effectivement avoir rencontré une autre, qu'elles étaient dignes de confiance pour répéter l'histoire de façon exacte, et qu'elles ne partageaient aucune idée hérétique. Ceci exigea une vaste étude biographique. ; Et beaucoup de dictionnaires biographiques ont été préservés donnant des informations de base sur les professeurs et les élèves d'un homme, les avis de plus anciens savants (sur son sérieux en tant qu'émetteur) et la date de sa mort. Ces bases biographiques de la critique des traditions ont considérablement aidées  à former  plus ou moins une mentalité commune parmi beaucoup d'hommes dans tout le califat, au sujet de ce qui devait être accepté et de ce qui a rejeté [3]

 

 

Bien et maintenant quelle est la valeur de cette histoire du point de vue des règles de l'Isnad ? Quel degré de solidité restera-il à son Isnad, une fois celui-ci passé au tamis des examens ?

 

 

Ibn Kathîr écrit dans son commentaire…

 

 

À cet égard, un grand nombre de savants du Tafsîr ont mentionné l'histoire des déesses et comment ceux qui avaient émigré en Éthiopie revinrent quand ils ont pensé que les idolâtres de Quraysh étaient devenus musulmans, mais ces récits nous viennent tous à travers des chaînes de transmission Mursal et je ne pense pas que l'un d'elle puisse être considérée comme Sahîh (Tafsîr Ibn Kathîr,  Source)

 

 

Il est donc dit que les récits ont atteint le degré mursal. Qu'est-ce que cela ?

 

 

Le Hadîth mursal ou "détaché" est celui qui contient un trou d'une génération (Selon Azami et Hasan et c'est un hadith rapporté par un successeur qui omet de mentionner le compagnon de qui il l'a appris) dans l'Isnad. (Source)

 

 


Concernant l'authenticité de cette histoire du point de vue de l'Isnâd, Muhammad Mohar Ali écrit :


 

L'histoire nous est parvenue par une douzaine de versions variées, chaque version ayant un couple ou plus de différentes chaînes de transmissions (Isnâd). Ces Isnâd ont été examinés d'une manière critique par un certain nombre d'experts modernes 1 et classiques qui ont abouti à la conclusion que chaque version est techniquement Mursal, c'est-à-dire, leurs Isnâd ne vont pas au-delà de la seconde génération (tâbi'ûn) après le Prophète. Seulement l'une de ces versions qui nous parvient, à travers Sa'îd Ibn Jubayr, remonte à Abd Allah Ibn 'Abbâs 2. Mais comme Qâdî 'Ayâd l'a signalé le principal narrateur dans cette version Shu'ba, a explicitement indiqué qu'il supposait seulement que le récit provenait de Ibn 'Abbâs 3. Il doit être ajouté à ceci que de toute façon Ibn Abbâs ne pouvait pas avoir été un témoin oculaire de l'incident allégué car il naquit seulement trois années avant la Hijra, soit cinq années après le prétendu incident. Un autre narrateur dans cette version est Ibn al-Kalbî qui est reconnu comme étant un rapporteur non digne de confiance. Similairement dans une autre forme, l'un des rapporteurs est Al-Muttalib Ibn 'Abd Allâh qui est également considéré comme indigne de confiance 4. (…) Ainsi, l'histoire naquit et se répandit à l'époque de la seconde génération après le Prophète. Aucun de ses rapporteurs n'est contemporain du Prophète, ni n'est un témoin oculaire de l'incident. Si certains d'entre eux avaient entendus l'histoire de la part d'un compagnon, il n'y a aucune raison qu'il ne l'ait pas mentionné. En dehors du fait qu'elles sont mursal, toutes les versions souffrent de la présence dans leurs Isnâd de gens qui sont considérés comme faibles (da'îf) ou non dignes de confiance (n'étant pas Thiqah) ou inconnus (mahjûl). Il y a aussi des trous dans les chaînes de narrateurs de plusieurs versions.

 

 

1  Une bonne étude de ces Isnâd de toutes les versions est l'ouvrage Nasb al-Majanîq li Nasf Qissat al-Gharânîq, de Nâsir al-Dîn al-Albânî, Damas, 1952, pp. 4-18. Une étude plus récente est Dalâ'il al-Tahqîq li'ibtâl Qissat al-Gharanîq, de 'Alî Ibn Hassan Ibn 'Alî In 'Abd al-Hamid, Jeddah, 1412/1992

 

2  Voir, At-Tabarî, Tafsîr, 17 :120

 

3  Qâdî 'Ayâd, Al Shifâ, II, 118. Egalement cité par Al-Albanî, Ibid, pp. 5-6

 

4 Ad-Dhahabî, Mizân etc, II, 482

 

 

 

L'Imâm ar-Razî dans son commentaire mentionne que les savants versés dans la science du hadîth ont jugé cette histoire comme étant faible. Il mentionne aussi l'avis de l'Imâm al-Bayhaqi qui a statué en disant que  cette histoire ne nous fut pas relatée de façon fiable et que les narrateurs de ces récits ont été critiqués par les savants du Hadiths. (Fakhar ad-Dîn ar-Razi, Tafsîr Al Kabîr, Commentaire de la Sourate 22:52, Source)

 

Ibn Hazm a également qualifié l'histoire des versets sataniques de fausse arguant qu'il n'y a pas de chaîne de transmission fiable pour prouver leur authenticité. (Ibn Hazm, Al Fasl Filmalal, 2/308-309, 311)

 

Certains pourraient se référer à l'avis émis par Ibn Hajar, r.a, à cet égard qui dit en substance que l'existence de plusieurs chaînes de transmissions, même faibles, regroupées ensembles, constitue une preuve que l'histoire a une base, une certaine vérité. Cependant Sheikh Dr. Emad Sayed Al-Sharbini dans son livre Radd Al Shubuhaat Hawl 'Asmatil Nabi Fi Daw' al Qur'an wal Sunna, pp. 355-356, a répondu à cette thèse en présentant les points suivants.

 

 

1. Comme Ibn Hajar l'admet lui-même, les narrations mursal ne peuvent pas être toutes unaniment acceptées. L'Imâm Muslim dans son introduction du Sahîh Muslim dit que les rapports mursal ne peuvent être considérés comme faisant autorité. (Bab: Sihhatil Ehtijaaj bil Hadîth Al Mu'n'in, 1/163) Ibn Salah dit que les rapports mursal sont comme des hadiths faibles, ils ne peuvent pas être utilisés en guise de preuve, sauf si il y a des narrations dignes de foi ailleurs pour les renforcer. ('Ulum al-hadîth, p. 49)

 

2. L'acceptation de rapports mursal est débattue uniquement quand il s'agit de questions de Fiqh (jurisprudence) et non pas dans les questions de Aqidah (croyances), qui demandent une preuve claire et des certitudes, que les seules narrations mursal ne peuvent pas fournir en dépit d'une bonne chaîne de transmission.

 

Pareillement, Muhammad Mohar Ali évoque ce point de vue:

 

Le fait de la multiplicité des chaînes (Turuq) qui est parfois considérée comme un facteur de renforcement a également été examiné par les experts dans ce domaine ; et il a été jugé que ce facteur de renforcement ne s'applique pas dans le présent exemple du fait de la faiblesse inhérente * des différents Isnâd. (Muhammad Mohar Ali, The Qu'ran and the Orientalists, p.698)

 

* Al-Albanî, Ibid, 6-9

 

 

Certaines personnes insistant malgré tout coûte que coûte sur la validité de cette histoire présentent l'argument suivant.


 

Là encore, c'est de sources musulmanes inattaquables (al Tabari et Waqidi) que nous tenons l'histoire des Versets Sataniques (….)



http://www.occidentalis.com/article.php?sid=2665

 


Ainsi, selon l'auteur le fait que des chroniqueurs renommés comme At-Tabarî et Al-Waqidi ait mentionné cette histoire est un gage suffisant, une preuve tangible de sa véracité. Pourtant, les choses sont loin d'être si simples....

 

Cet épisode a toujours embarrassé les musulmans qui ont le plus grande peine à croire que le Prophète ait pu faire une telle concession à l'idolâtrie. Il est cependant impossible de l'ignorer si on accepte l'authenticité des documents musulmans. Il semble d'ailleurs impensable qu'une telle histoire ait pu être inventée par un musulman aussi dévôt qu'Al Tabari ou qu'il aurait pu l'accepter d'une source douteuse.

 

Mais qui a dit que At-Tabarî était "inattaquable" ? At-Tabarî ? Non. Il dit ceci dans l'introduction de son ouvrage At-Tarikh dans lequel il rapporte l'histoire :

 

Si je mentionne dans ce livre un rapport au sujet de certains hommes du passé, que le lecteur trouve inadmissible ou digne de censure parce qu'il ne voit aucun aspect de vérité, ni aucune substance factuelle à cet égard, qu'il sache que cela ne doit pas nous être attribué, mais à ceux qui nous l'ont transmis et nous avons simplement reçu ce qu'il nous a été transmis. [4]


Donc très clairement, At-Tabarî précise qu'il se peut que des récits critiquables ou faux puissent être relevés dans son ouvrage et ne précise nullement que son œuvre est une source inattaquable, dénuée d'erreurs.


 

Quand à Al-Waqidi, Tarif Khalidi écrit ceci à son sujet:

 

 

... al-Waqidi fut attaqué pour son manqué de rigueur dans l'usage de l'Isnad par les stricts praticiens du Hadîth... (Tarif Khalidi, Arabic Historical Thought In The Classical Period, 1994, Cambridge University Press, p. 47)

 


Donc, clairement l'argument qui voudrait que l'histoire soit forcément authentique simplement parce que un tel ou un tel l'a rapporté tombe à l'eau.





L'origine et la circulation de cette histoire expliquées

 




Muhammad Mohar Alî écrit:




Les contradictions et les divergences dans les versions variées de l'histoire suggèrent que cette histoire a été élaborée à partir de beaucoup d'imagination et tourne autour de la fiction. Le dernier 'âyah de la Sourate An-Najm commande de se prosterner à Dieu ; et c'est un fait reconnu que quand le Prophète, récita la fin de la Sourate se prosterna lui-même et ceux qui l'entouraient firent d'eux-mêmes. Ceci est attesté par deux témoins oculaires, 'Abd Allâh Ibn Mas'ûd et 'Abd al-Muttalib Ibn Abî Wadâ'ah. Le premier affirme que la Sourate An-Najm fut la première Sourate que le Prophète récita devant un rassemblement de croyants et de mécréants dans l'enceinte de la Kaaba et que quand il acheva sa récitation et se prosterna, tous ceux qui étaient présents, croyants et mécréants se prosternèrent également. Ibn Mas'ûd, en outre, dit qu'il a noté que 'Ummayyah Ibn Khalaf ne se prosterna pas mais souleva une poignée de poussière et la frotta contre son front. L'information communiquée par Ibn Mas'ud est confirmée par 'Ikrima qui, quoi que n'ayant pas été un témoin oculaire, rapporta la même histoire via Ibn 'Abbâs. L'autre témoin oculaire, 'Abd al-Muttalib, donne un rapport similaire et ajoute qu'il ne se joignat pas aux autres pour la prosternation. Il n'était pas un musulman à cette époque et dit qu'il se racheta pour cette omission en n'ayant, subséquemment, jamais oublié de se prosterner à chaque fois qu'il récitait

 

Ce qui est notable dans ces récits est qu'ils ne font pas la plus petite allusion au fait que le Prophète ait jamais nourrie l'envie de faire un compromis avec les mécréants, ni n'ait interpolé les "versets sataniques" au cours de la récitation de la Sourate. Ils ont, cependant, parlé de la prosternation des mécréants à cette occasion. Ceci soulève une question : pourquoi se seraient-ils prosternés si aucun compromis n'a été conclu avec eux ?

 

Pour expliquer l'action des mécréants il n'est aucunement nécessaire, cependant, d'admettre que le Prophète a fait un compromis avec eux. Il est un fait notoire que le Prophète et les musulmans ne pouvaient accomplir la prière ou réciter le Coran publiquement et en groupe, à la Kaaba avant la conversion d'Oumar (r.a), qui eut lieue, selon la majorité des rapports, après la migration du premier groupe de musulmans en Abyssinie. Certains des récits, bien sur, indiquent que sa conversion eut lieue durant la 6ème année de la mission ; mais à la lumière des énoncés dans d'autres récits, suggérant une date plus ancienne et aussi à la lumière du fait que le retour temporaire des émigrants durant le mois de Shawwal de la 5ème année eut lieue en tant que conséquence de l'incident de la prosternation des mécréants et la rumeur en résultant, nous pouvons sans risque admettre que la conversion d'Oumar eut lieu peu de temps avant la première émigration en Abyssinie, plus probablement lors du mois de Sha'ban ou Ramadân de cette année. Sa conversion fut un grand avantage pour l'Islam. Inversement, ce fut une source de déception pour les leaders mécréants, encore plus du fait qu'il survint à la suite du départ d'un groupe de leurs parents les ayant quittés et ayant émigrés dans un pays étranger. Les leaders de Quraysh devaient également avoir appréhendés le fait que la migration des musulmans en Abyssinie aurait eu un effet inverse sur leurs  négoces avec ce pays. Toutes ces circonstances ont fait qu'ils désirèrent faire un compromis avec le Prophète et pour cela créer une situation qui inciterait les émigrants à revenir à Makka. Il est à noter que la preuve coranique et les rapports montrent que c'était les leaders de Quraysh et non le Prophète, qui désirèrent faire ce compromis et prirent l'initiative à ce sujet. C'est à ce stade que le Prophète et les musulmans, encouragés par la conversion d'Oumar, se rendirent dans l'enceinte de la Kaaba et récitèrent la Sourate An-Najm soit durant la prière ou indépendamment d'elle.

 

Un second fait qui nécessite que l'on mette l'accent dessus, à ce sujet est que le texte des soi-disant "versets sataniques" n'était pas une nouvelle composition faite durant l'occasion mentionnée. Il s'agissait d'un vieux distique que les Qurayshites païens avaient l'habitude de réciter en louant leurs déesses durant leur circambulation autour de la Kaaba. * L'on doit aussi se rappeler que les mécréants avaient pour habitude de faire du bruit et créer du désordre à chaque fois que le Prophète et les musulmans récitaient en public. Par conséquent, il est probable que quand le Prophète récita la Sourate et mentionnait Al-Lât et Al-Uzzâ durant la récitation et de façon péjorative, certains des mécréants de Quraysh l'interrompirent immédiatement et protestèrent en criant ce distique. Fait assez significatif, certaines des versions de l'histoire disent clairement que les "versets sataniques" furent prononcés non pas par le Prophète mais par Satan ou certains des mécréants au moment où le Prophète récita la Sourate.  Par conséquent, à juste titre, Ibn Taymiyya a déclaré catégoriquement que la distique alléguée fut introduite par Satan dans l'ouïe des mécréants. **** La version qui est censée avoir été transmise par Urwah Ibn al-Zubayr dit premièrement que ceci fut "jeté" par Satan sans mentionner "sur la langue du Prophète", et plus tard indique spécifiquement que "les musulmans n'ont pas entendu ce que Satan jeta sur les langues des polythéistes"**. La même information est donnée dans la version nous étant parvenue à travers Ibn Shihâb al-Zuhrî dans laquelle il dit : "Les musulmans n'ont pas entendu ce que le diable jeta dans l'ouïe des mécréants" ***

 

 

* Ibn al-Kalbî, Kitâb al-Asnâm, édition Ahmad Zakî Pasha, p.19 ; Yaqût, Mu'jam al-Buldân, IV, 116

 

** At-Tabarani, Majma ect…, VI, 32-34 ; VIII, 70-72. Egalement cité par Al-Albanî, op.cit, 12-13.

 

*** Ibn Kathîr, Tafsîr

 

**** Ibn Taymiyya, Majmû at Fatâwâ, II, 282

 

 

La prosternation des infidèles fut ainsi un geste de protestation et une tentative de confondre l'audience en se prosternant eux-mêmes au nom de leurs déesses. L'acte peut aussi avoir été due à l'étourdissante sensation que procure la récitation du Coran de laquelle nous avons un aperçu dans le célèbre incident de 'Utba Ibn Rabî'ah ayant été une fois si touché à l'écoute de la récitation du Coran par le Prophète que les autres leaders de Quraysh ont supposé que sa "sorcellerie" avait œuvrée sur Uqba *. C'était en effet, le même effet d'ensorcellement du Coran qui fit que les Qurayshites ont taxé le Prophète de sorcier (sâhir) et le Coran de magie (sihr). C'était, pour la même raison qu'ils ont stipulé à Ibn al-Dughunnah que Abû Bakr pouvait rester à Makka seulement si il accomplissait ses prières chez lui et s'abstenait d'attirer les enfants et les femmes de leur famille et de réciter le Coran en public et bruyamment. **

 

* Supra, pp 648-649

 

** Ibn Hishâm, I, p.373.

 

 

En tout état de cause, puisque les leaders de Quraysh se prosternèrent ou accomplirent un semblant de prosternation, ils furent sans doute pressés par leurs partisans d'expliquer leur acte. Et la seule explication, étant donné les circonstances, pourrait été d'avoir suggéré eux-mêmes qu'ils ont fait cela car ils ont entendu Muhammad  énoncer ces paroles flatteuses pour leurs déesses. Ils ont aussi utilisé l'occasion pour inventer et ébruiter une rumeur, particulièrement en Abyssine, comme quoi un compromis a été passé entre eux et le Prophète, et ainsi induire les émigrants à revenir à Makka. Sûrement,  la rumeur a été  répandue subrepticement ou, comme les versions de 'Urwa Ibn al-Zubayr et Ibn Shihâb disent : "Ce fut répandu par Satan jusqu'à que cela atteigne l'Abyssinie". Si le Prophète avait par erreur, prononcé le distique et ensuite s'en rendit compte et se rétracta comme l'histoire le dit, ou si il avait eu une vague idée de la manœuvre des leaders Qurayshites, il se serait certainement arrangé pour envoyer un mot d'avertissement à ce propos aux émigrants en Abyssinie.

 

Ainsi la récitation du Prophète de la Sourate An-Najm à la Kaaba, la prosternation par les musulmans et les mécréants présents, et le retour des émigrants sur la base de rumeur de compromis sont des faits. L'affirmation selon laquelle le Prophète avait fait un compromis avec les leaders mécréants et avait prononcé le distique sont des rumeurs répandues par les chefs mécréants. Durant une époque postérieure particulièrement celle de la seconde génération après le Prophète, les faits et les rumeurs sans fondements furent mélangés et l'histoire trouva sa forme ou ses formes dans laquelle nous la trouvons rapportée et transmise par certains narrateurs et commentateurs.

 

Qu'un certain nombre de chroniqueurs et commentateurs l'aient cependant jugée digne d'être transmise était due en partie au fait qu'ils appartenaient à la tendance qui tendaient à enregistrer et transmettre tout ce qui était disponible, en terme de faits et fictions reliées à la vie et aux activités du Prophète, laissant aux lecteurs perspicaces tirer leur propres conclusions. Principalement, cependant, ceux des commentateurs ou érudits qui ont rapporté l'histoire semblent avoir faire cela avec le dessein de trouver des "preuves" et illustrations sur le thème du naskh (abrogation, annulation, substitution ?) * C'est pourquoi ils ont apporté l'histoire non en rapport avec l'explication de la Sourate An-Najm et en liaison avec 22 :52  (Sourate al-Hajj). Dans le même but, certains d'entre eux ont relaté l'histoire de 17 :73 (Sourate al-'Isrâ). Quel que ce soit la valeur de leurs expositions concernant le sujet du naskh, il est évident, comme il a été mentionné précédemment, que leurs relation de l'histoire de ces 'âyas est anachronique et le sens clair et la teneur de ces passages contredisent l'histoire du compromis du Prophète et de sa prétendue énonciation des "versets sataniques" 


* Ce point a été noté par J. Burton dans son livre "Those are the High-Flying Cranes", Journal of Semitic Studies, Vol. 15, NO 2, 1970, pp.246-265. La conclusion globale de Burton est que les rapports de l'histoire des "versets sataniques" sont des fabrications tardives. (Muhammad M. Alî, The Biography of the Prophet and the Orientalists, 698-702)



Références:




[1] Suhaib Hasan, An Introduction To The Science Of Hadîth, 1995, Darussalam Publishers, Riyadh, Saudi Arabia, p. 11.


[2] Bernard Lewis, Islam In History, 1993, Open Court Publishing, pp.104-105.


[3] W Montgomery Watt, What Is Islam? 1968, Longman, Green and Co. Ltd., pp. 124-125.


[4] Abû Ja`far Muhammad bin Jarir al-Tabari, Tarikh al-Tabari: Tarikh al-Umam wal-Muluk, 1997, Volume I, Dar al-Kutub al-'Ilmiyyah, Beyrouth, p.13



Voir aussi une analyse de Sheikh al-Albanî concernant la faiblesse des récits des versets sataniques:


Nasb Al Majaniq Linasaf Qisat Al Gharaniq



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13/02/2008
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